Jusqu'à présent j'ai surtout parlé de
projets, mais je me dis qu'il serait bon d'illustrer un peu ces fameuses
méthodes qui peuvent peser sur les comportements.
Un premier exemple avec une stratégie très
fréquemment utilisée, l'appel
à la peur.
Sans avoir de chiffres, il me semble que
la majorité des campagnes de santé publique (sida, cancer, tabagisme) ou pour
la sécurité routière sont basées sur cette logique.
L'hypothèse sous-jacente n'a rien de
surprenant, on apprend à éviter le danger depuis notre plus jeune âge, et la
peur est l'émotion qui nous informe des situations de danger.
Pourtant certaines situations sont
dangereuses sans que cela soit apparent et nous ne ressentons pas cette saine
et utile frayeur qui nous éviterait de prendre des risques inconsidérés. Dans
ces situations s'il est possible d'ajouter les éléments qui génèrent la peur,
il se pourrait que les individus deviennent plus conscients des risques et, par
suite, qu'ils adoptent enfin la réaction adaptée : arrêter de fumer, porter des
préservatifs, s'alimenter et conduire correctement (voire cesser tout bonnement
de se déplacer en voiture en zone urbaine).
Sauf que de nombreuses études et
expériences (comme s'en doutent de nombreux automobilistes, fumeurs, et autres
cibles de ces campagnes) ont montré qu'une telle stratégie est loin de
fonctionner à tous les coups et qu’il est assez difficile de peser sur les
comportements par l’appel à la peur.
L’histoire des recherches sur le sujet
souligne d’abord la dimension émotionnelle, l’effet de la peur proprement dite,
qui comme la faim ou la soif, induit une tension qui pousse l’individu à agir.
On suppose donc qu’un message effrayant, s’il est accompagné de recommandations
sur la manière d’éviter le danger, incitera les personnes à prévoir de changer
pour suivre les recommandations. On s’aperçoit cependant rapidement qu’un
message qui fait très peur marche moins bien qu’un message qui ne fait qu’un
peu peur. Une présentation détaillée ici. Cela car si la peur est trop forte, l’individu hésite entre
faire face au danger (envisager de moins fumer par exemple) ou faire face à la
peur (se convaincre que le message est discutable et qu’on peut douter qu’il y
ait un véritable danger).
Je trouve que cette observation est des
plus intéressantes, et résume bien l’éternel problème des interactions avec les
personnes. On peut supposer que les individus ont des ressorts prévisibles et
qu’il suffit de dire la bonne phrase-clé pour induire un certain comportement.
Un tel « mécanisme » ne marche cependant jamais directement, et pour
de nombreuses raisons, dont la première est que les individus peuvent
s’adapter, raisonner et même soupçonner les tentatives de manipulation, même si
ils ne le font pas très souvent..
Pardon, donc, le problème de l’appel à la
peur est que, si on parvient à faire peur, il arrive que cela entraine le
comportement souhaité, mais assez rarement car en faisant peur on déclenche des
mécanismes de défense (oubli du message, jugements que le message est non
pertinent, renforcement de la croyance en sa propre invulnérabilité, etc.)
contre la peur, et non contre le danger réel.
Ceci explique en partie, pourquoi la
dernière campagne de photos sur les paquets de cigarettes montre plus des
concepts que des images effrayantes. Une peur faible est généralement plus
efficace qu’une peur forte.
Cela dit rien ne garantit qu'induire une peur faible suffise car de nombreux autres paramètres jouent..
Je ne développe pas plus avant, il faudrait presque un livre pour faire un bon exposé de l'ensemble du sujet. Pour ceux
qui voudraient savoir quels paramètres sont impliqués, notez que les travaux
sur l’appel à la peur peuvent prendre en compte :
- L’intensité de la peur
- La sévérité de la menace
- La proximité des conséquences (bientôt ou dans un futur plus lointain)
- L’efficacité perçue de la recommandation permettant d’éviter le danger
- Les caractéristiques des personnes cibles :
- Le sentiment d’auto-efficacité (le fait de penser que je peux agir - contre le danger en l’occurrence - concept central en psycho)
- L’estime de soi
- La vulnérabilité perçue
- La capacité de coopération
- Etc.
- Les caractéristiques du message :
- Implication linguistique (allocutif personnel : « cela peut vous arriver » / délocutif impersonnel – « cela arrive »)
- Cadrage positif ou négatif (message centré sur les gains ou les pertes)
- La vividité (le fait que le message s’impose plus ou moins fortement à la conscience par sa charge émotionnelle, son design, etc. Pour des visuels, c’est grosso modo l’ensemble des dimensions sur lesquelles joue le graphiste ou le directeur artistique)
Un dernier point essentiel consiste dans le fait que ces campagnes de sensibilisation basées sur l’appel à la peur tiennent souvent pour acquis que le comportement cible est perçu comme indésirable (menacer la vie des autres en conduisant vite par exemple). Or, bien souvent le comportement cible est perçu comme désirable. Le plaisir qu’un conducteur prend à conduire dangereusement peut être suffisant pour qu’il juge devoir accepter, et assumer, le risque induit.
En outre, le comportement peut être perçu
comme socialement désirable, par exemple pour des personnes impliqués dans des
groupes pour qui la prise de risque est une valeur identitaire. L’abandon des
pratiques dangereuses augmenterait certes leur sécurité, mais risquerait de
signer leur exclusion du groupe, risque proche et facile à imaginer qui peut
les effrayer nettement plus que la menace lointaine et imprécise d’un accident.
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