samedi 28 mai 2016

La pub ça fonctionne bien pour vendre des yaourts, et pour faire changer les comportements ?


Après qu’une consœur psychologue sociale m’ait signalé une faille récurrente dans la communication des pouvoirs publics, j’ai récemment constaté la justesse de ses vues. Leurs communicants sont un tantinet maladroits quand ils veulent manier la pression normative


Des campagnes anti-discrimination…

Vous avez sans doute vu ces publicités présentant deux demi-visages de candidats à l’embauche blanc/noir par exemple. La campagne s’appelle « les compétences d’abord », et vise à promouvoir un recrutement non discriminatoire.

L’idée c’est de bien montrer qu’il existe une inégalité et qu’elle n’est pas tolérable. On sous-entend, avec le slogan « les compétences d’abord », le caractère non-rationnel, ou du moins pas logique, mais surtout peut-être pas malin de cette pratique, sans d’ailleurs prendre le risque d’aller sur le terrain moral en soi. L’énorme bourde dont je vais vous parler tient à la manière de faire sentir la norme dans cette pub…


Regardez-là, le ressort qui nous permet de savoir que la discrimination existe, c’est la pub elle-même, son message essentiel est : « il y a de la discrimination raciale à l’embauche », on peut même l’énoncer : « les recruteurs font preuve de racisme », et même supposer implicitement que le recruteur moyen est raciste. Vous voyez le problème ?
Quand on vous montre un tel message, on vous affirme que la majorité des recruteurs font du racisme (ou sont racistes), donc on vous explique que la norme (ce que fait la majorité) c’est le racisme. Par voie de conséquence (pour être « normal », vous devez être en conformité avec le comportement majoritaire) on vous dit que vous devez être, vous aussi, raciste.


Cette publicité présente un message implicite qui dit l’inverse de son objectif de lutte contre la discrimination. On pourra me rétorquer que je pinaille, et/ou que les individus réfléchissent et comprennent bien de quoi on leur parle… Mais je n’ai pas identifié ce problème en réfléchissant aux problèmes de normes, je suis passé devant dix fois et chaque fois je ressentais une gêne, c’est après coup, en réfléchissant à la question de la norme que j’ai mis le doigt dessus. Une autre façon de vous le faire voir peut être de vous imaginer ce que ressent un électeur d’extrême-droite (partisan de la préférence nationale) face à cette publicité, vous ne croyez pas qu’il rit sous cape ? Moi je le vois bien se dire : « C’est bien d’essayer, mais si les recruteurs sont racistes c’est bien normal. Ce n’est pas une campagne de publicité culpabilisante qui va y changer grand-chose…». C'est bien triste, je sais.

En plus du message implicite (la majorité pratique le racisme) il y a bien sûr le message explicite qui vous dit que la discrimination à l’embauche c’est mal, précisément le message est que les pouvoirs publics (l’autorité, ici morale) prennent position contre cette pratique qu’ils jugent inacceptable.
Total des deux messages, et résultats de la publicité dans l’esprit du public : un cas d’école d’injonction paradoxale (qui n’est pas un concept de psycho sociale). Quel résultat dans les esprits ? Il faudrait l’étudier pour savoir, mais je suppose pour ma part que si ça conforte bel et bien la position morale contre la discrimination à l’embauche, ça neutralise fortement son impact sur les comportements. Donc ça contribue peut-être à produire ce qu’on observe trop souvent, à savoir des individus aux valeurs hautement morales et aux comportements tristement inassumés.

Aux campagnes anti-mégots

Bon, c’est un cas isolé me direz-vous, en général les pouvoirs publics communiquent mieux et parviennent à faire évoluer la bande de grands singes montés en graine que nous sommes. Moui, mais je crains que non, et j’ai un autre exemple hélas, c’est la récente campagne de la Ville de Paris contre les mégots…


Là aussi on veut que les gens cessent de faire ce qu’ils font et pour ce faire on leur montre des messages qui disent implicitement « regardez tout le monde le fait », avec photo de montagnes de mégots ou un autre exemple de mégot géant.



Vous douterez avec moi je pense que « fais ce que je dis pas ce que je fais » soit une stratégie d’influence vraiment performante. A l’inverse, il vaut mieux, déjà, éviter les messages incongruents (dont les parties ne sont pas consistantes avec le tout). Ensuite il vaut mieux montrer ce qu’il faut faire plutôt que ce qu’il ne faut pas faire. Enfin, et surtout, il faut éviter de manipuler la norme quand on n'est pas sûr de vouloir faire la promotion du comportement majoritaire.

La norme, un concept central en psycho sociale

Sur les bancs des amphithéâtres universitaires, on vous apprend que le ressort utilisé par ces publicités est la pression normative. C’est le fait d’essayer d’influencer les comportements en montrant l’avis ou le comportement de la majorité sur le sujet. Bien sûr les individus expliquent facilement leur comportement par leurs attitudes (je porte la barbe parce que je trouve ça beau), et négligent généralement de l’expliquer par les normes sociales (je porte la barbe parce que tout le monde le fait), mais en réalité la pression sociale permet souvent de prédire les comportements avec plus de fiabilité que l’attitude. 


Ce besoin d’être « normaux » vous est bien connu, animaux sociaux que nous sommes, nous ressentons et observons quotidiennement cette pression et ses résultats. Elle peut même servir de justification, je suis pour ma part toujours admiratif des adolescents qui recourent à : « mais tout le monde en a/en porte/le fait/etc. » comme justification moralement inattaquable pour un comportement réprouvé par leurs géniteurs. Nonobstant, c’est comme la gravité, on a beau baigner dedans, on en comprend pas tous les ressorts pour autant. Notamment le fait que la norme peut être de deux natures distinctes.

Normes descriptives vs normes injonctives

Les normes sociales sont descriptives lorsqu’elles renvoient à la perception de ce que les autres font, avec une notion de fréquence : ce qui est perçu comme étant normatif est ce qui est statistiquement majoritaire. Les normes descriptives fournissent un standard auquel les individus se réfèrent pour adopter un comportement donné. Ces derniers évaluent leurs comportements en estimant à quel degré ils s’éloignent ou se rapprochent de la majorité telle qu’ils la perçoivent. 
Les normes sociales sont injonctives lorsqu’elles font référence à la perception de ce qui est approuvé ou désapprouvé par autrui. L’injonction renvoie alors au caractère socialement désirable d’une norme. L’effet est décrit comme procédant de la possibilité d’une sanction sociale en cas de transgression. 


Pour l’individu se conformer aux normes est ainsi souvent associé à l’obtention d’une récompense et à une valorisation sociale, tandis que l’enfreindre pourrait entraîner une sanction et une désapprobation sociale. Des expériences montrent que des messages impliquant un conflit entre normes descriptives et normes injonctives ne parviennent que rarement à avoir de l’influence, au contraire des messages se contentant de l’une des deux ou dans lesquels elles sont congruentes. Je ne développe pas plus sur ces points, il y a bien sur de nombreux autres paramètres qui participent et des divergences théoriques par endroits, si vous souhaitez en savoir plus je vous conseille la lecture de l’excellente thèse de Johanna, ici, dont j’ai extrait ces quelques points.

Mais si le phénomène est connu pourquoi les pouvoirs publics se font avoir ?

A mon avis, mais je peux me tromper, le phénomène n’est vraiment connu que par les spécialistes, et ce ne sont pas les spécialistes qui fabriquent la communication. Supposons que vous cherchiez comment faire changer un comportement – à tout hasard, la discrimination à l’embauche – et que vous cherchiez un prestataire pour ce faire, vous vous adresseriez à qui ?

Probablement à une agence de communication, non ? Ou à des publicitaires ? En tous cas, je crois que c’est ce que font souvent les pouvoirs publics (j’en suis même sûr pour certains d’entre eux d’ailleurs). Ce sont eux qui font la bourde à mon avis, parce que leur cœur de métier c’est plutôt la promotion commerciale que l’influence sur les comportements. Ils sont très forts pour valoriser des produits, et particulièrement l’image de marque. Par contre, quand ils veulent faire de la promotion de comportements d’intérêt général, ou soutenir l’innovation comportementale, ils essaient d’être créatifs sans avoir le cadre d’un système logique et s’exposent à différents pièges.


Donc, si j’étais les pouvoirs publics, je ferais bien évidemment, et soit dit en toute neutralité, appel à des psychologues sociaux… Mais même sans ça, je serais attentif à cette question de norme, qui est un problème de fond puisque par définition l’intérêt général repose souvent sur des enjeux normatifs.



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