Après qu’une consœur psychologue sociale m’ait signalé une
faille récurrente dans la communication des pouvoirs publics, j’ai récemment constaté la justesse de ses vues. Leurs communicants sont un tantinet
maladroits quand ils veulent manier la pression normative…
Vous avez sans doute vu ces publicités présentant deux demi-visages
de candidats à l’embauche blanc/noir par exemple. La campagne s’appelle
« les compétences d’abord », et vise à promouvoir un recrutement non
discriminatoire.
L’idée c’est de bien montrer qu’il existe une inégalité et
qu’elle n’est pas tolérable. On sous-entend, avec le slogan « les
compétences d’abord », le caractère non-rationnel, ou du moins pas
logique, mais surtout peut-être pas malin de cette pratique, sans d’ailleurs
prendre le risque d’aller sur le terrain moral en soi. L’énorme bourde dont je
vais vous parler tient à la manière de faire sentir la norme dans cette pub…
Regardez-là, le ressort qui nous permet de savoir que la
discrimination existe, c’est la pub elle-même, son message essentiel est :
« il y a de la discrimination raciale à l’embauche », on peut même l’énoncer :
« les recruteurs font preuve de racisme », et même supposer implicitement
que le recruteur moyen est raciste. Vous voyez le problème ?
Quand on vous montre un tel message, on vous affirme que la
majorité des recruteurs font du racisme (ou sont racistes), donc on vous
explique que la norme (ce que fait la majorité) c’est le racisme. Par voie de
conséquence (pour être « normal », vous devez être en conformité avec
le comportement majoritaire) on vous dit que vous devez être, vous aussi,
raciste.
Cette publicité présente un message implicite qui dit
l’inverse de son objectif de lutte contre la discrimination. On pourra me
rétorquer que je pinaille, et/ou que les individus réfléchissent et comprennent
bien de quoi on leur parle… Mais je n’ai pas identifié ce problème en
réfléchissant aux problèmes de normes, je suis passé devant dix fois et chaque
fois je ressentais une gêne, c’est après coup, en réfléchissant à la question
de la norme que j’ai mis le doigt dessus. Une autre façon de vous le faire voir
peut être de vous imaginer ce que ressent un électeur d’extrême-droite
(partisan de la préférence nationale) face à cette publicité, vous ne croyez
pas qu’il rit sous cape ? Moi je le vois bien se dire : « C’est bien d’essayer, mais si les recruteurs sont racistes c’est bien normal. Ce n’est pas une campagne
de publicité culpabilisante qui va y changer grand-chose…». C'est bien triste, je sais.
En plus du message implicite (la majorité pratique le
racisme) il y a bien sûr le message explicite qui vous dit que la
discrimination à l’embauche c’est mal, précisément le message est que les
pouvoirs publics (l’autorité, ici morale) prennent position contre cette
pratique qu’ils jugent inacceptable.
Total des deux messages, et résultats de la publicité dans
l’esprit du public : un cas d’école d’injonction paradoxale (qui n’est pas
un concept de psycho sociale). Quel résultat dans les esprits ? Il faudrait
l’étudier pour savoir, mais je suppose pour ma part que si ça conforte bel et
bien la position morale contre la discrimination à l’embauche, ça neutralise
fortement son impact sur les comportements. Donc ça contribue peut-être à
produire ce qu’on observe trop souvent, à savoir des individus aux valeurs hautement
morales et aux comportements tristement inassumés.
Aux campagnes anti-mégots
Bon, c’est un cas isolé me direz-vous, en général les
pouvoirs publics communiquent mieux et parviennent à faire évoluer la bande de
grands singes montés en graine que nous sommes. Moui, mais je crains que non,
et j’ai un autre exemple hélas, c’est la récente campagne de la Ville de Paris
contre les mégots…
Là aussi on veut que les gens cessent de faire ce qu’ils
font et pour ce faire on leur montre des messages qui disent implicitement « regardez
tout le monde le fait », avec photo de montagnes de mégots ou un autre exemple
de mégot géant.
Vous douterez avec moi je pense que « fais ce que je
dis pas ce que je fais » soit une stratégie d’influence vraiment performante.
A l’inverse, il vaut mieux, déjà, éviter les messages incongruents (dont les
parties ne sont pas consistantes avec le tout). Ensuite il vaut mieux montrer
ce qu’il faut faire plutôt que ce qu’il ne faut pas faire. Enfin, et surtout,
il faut éviter de manipuler la norme quand on n'est pas sûr de vouloir faire la
promotion du comportement majoritaire.
La norme, un concept central en psycho sociale
Sur les bancs des amphithéâtres universitaires, on vous
apprend que le ressort utilisé par ces publicités est la pression normative.
C’est le fait d’essayer d’influencer les comportements en montrant l’avis ou le
comportement de la majorité sur le sujet. Bien sûr les individus expliquent
facilement leur comportement par leurs attitudes (je porte la barbe parce que
je trouve ça beau), et négligent généralement de l’expliquer par les normes
sociales (je porte la barbe parce que tout le monde le fait), mais en réalité
la pression sociale permet souvent de prédire les comportements avec plus de
fiabilité que l’attitude.
Ce besoin d’être « normaux » vous est bien
connu, animaux sociaux que nous sommes, nous ressentons et observons
quotidiennement cette pression et ses résultats. Elle peut même servir de
justification, je suis pour ma part toujours admiratif des adolescents qui recourent
à : « mais tout le monde en a/en porte/le fait/etc. » comme justification
moralement inattaquable pour un comportement réprouvé par leurs géniteurs. Nonobstant,
c’est comme la gravité, on a beau baigner dedans, on en comprend pas tous les
ressorts pour autant. Notamment le fait que la norme peut être de deux natures
distinctes.
Normes descriptives
vs normes injonctives
Les normes sociales sont descriptives lorsqu’elles
renvoient à la perception de ce que les autres font, avec une notion de
fréquence : ce qui est perçu comme étant normatif est ce qui est
statistiquement majoritaire. Les normes descriptives fournissent un standard
auquel les individus se réfèrent pour adopter un comportement donné. Ces
derniers évaluent leurs comportements en estimant à quel degré ils s’éloignent
ou se rapprochent de la majorité telle qu’ils la perçoivent.
Les normes
sociales sont injonctives lorsqu’elles font référence à la perception de
ce qui est approuvé ou désapprouvé par autrui. L’injonction renvoie alors au
caractère socialement désirable d’une norme. L’effet est décrit comme procédant
de la possibilité d’une sanction sociale en cas de transgression.
Pour
l’individu se conformer aux normes est ainsi souvent associé à l’obtention
d’une récompense et à une valorisation sociale, tandis que l’enfreindre
pourrait entraîner une sanction et une désapprobation sociale. Des expériences
montrent que des messages impliquant un conflit entre normes descriptives et
normes injonctives ne parviennent que rarement à avoir de l’influence, au
contraire des messages se contentant de l’une des deux ou dans lesquels elles
sont congruentes. Je ne développe pas plus sur ces points, il y a bien sur de
nombreux autres paramètres qui participent et des divergences théoriques par
endroits, si vous souhaitez en savoir plus je vous conseille la lecture de
l’excellente thèse de Johanna, ici, dont j’ai extrait ces quelques points.
Mais si le phénomène est
connu pourquoi les pouvoirs publics se font avoir ?
A mon avis, mais je peux me tromper, le phénomène n’est vraiment connu que par les
spécialistes, et ce ne sont pas les spécialistes qui fabriquent la
communication. Supposons que vous cherchiez comment faire changer un comportement
– à tout hasard, la discrimination à l’embauche – et que vous cherchiez un
prestataire pour ce faire, vous vous adresseriez à qui ?
Probablement à une agence de communication, non ? Ou à
des publicitaires ? En tous cas, je crois que c’est ce que font souvent
les pouvoirs publics (j’en suis même sûr pour certains d’entre eux d’ailleurs).
Ce sont eux qui font la bourde à mon avis, parce que leur cœur de métier c’est
plutôt la promotion commerciale que l’influence sur les comportements. Ils sont
très forts pour valoriser des produits, et particulièrement l’image de marque.
Par contre, quand ils veulent faire de la promotion de comportements d’intérêt
général, ou soutenir l’innovation comportementale, ils essaient d’être créatifs
sans avoir le cadre d’un système logique et s’exposent à différents pièges.
Donc, si j’étais les pouvoirs publics, je ferais bien évidemment,
et soit dit en toute neutralité, appel à des psychologues sociaux… Mais même
sans ça, je serais attentif à cette question de norme, qui est un problème de
fond puisque par définition l’intérêt général repose souvent sur des enjeux
normatifs.
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