Certains
d’entre vous qui travaillez dans la mobilité ou l’innovation on peut-être
appris que Citégreen a fait faillite ! Il s'agissait d'une start-up qui voulait
promouvoir les comportements écologiques (l’usage du Vélib tout
particulièrement). Son créneau ?
Comme le souligne l’illustration (de cet album historique) et comme beaucoup d'initiatives le tentent depuis quelques années, il s'agissait de faire usage de récompenses
pour motiver les « bons » comportements...
L'échec du projet ne vient sans
doute pas exclusivement de ça mais cette stratégie de récompense n'a
semble-t-il pas trouvé sa rentabilité. Si j'en parle c'est parce que je répète
depuis longtemps que le recours à la récompense pour faire évoluer les
comportements est une stratégie qui ne paraît pas devoir être très fructueuse du point de
vue psychologique, tout comme le recours à la contrainte d'ailleurs.
Je vais vous expliquer pourquoi,
vous exposer une petite expérience illustrative, et essayer de réfléchir à quelles
conditions on pourrait, peut-être, produire du changement par ce moyen.
On entend souvent que toute
influence se résume au choix entre bâton et carotte. En fait pas du tout, il y
a plusieurs autres approches, mais tout n’est pas faux dans cette idée. Une petite partie implicite est juste, le fait que bâton et carotte reviennent un peu au même...
L'idée de fond
c'est de comprendre pourquoi un individu adopte un comportement qui ne lui est
pas venu spontanément (se préoccuper de ne pas financer sa famille avec de
l’argent public pour un candidat à la présidentielle par exemple). Soit il le
fait pour une raison "interne" (satisfaction personnelle, image de
lui-même, valeurs, etc.) soit il le fait pour une raison "externe"
(éviter une punition, recevoir une récompense, obligation normative, plaire à
son électorat ou autre pression). Alors bien sûr la motivation externe produit
un effet immédiat, vous avez beaucoup plus de chance qu’un individu prenne le
risque d’aller attraper Billy the kid avec une forte récompense que sans (ou
alors qu’un individu dénonce un de ses amis et le piège, mais je n’ai pas trouvé de
photo de Judas Iscariote...).
La question est de savoir si
cette motivation externe produit un effet durable ou non. Tant que vous payez
les gens pour qu’ils évitent la voiture et utilisent les transports collectifs
ils vont probablement prendre le bus (il y a d’autres conditions bien sûr, il
faut qu’il y ait un bus, que les gens trouvent le salaire attractif, etc.).
Mais le jour où la récompense disparaît, vous imaginez qu’ils vont continuer d’eux-mêmes ?
Comme si l’habitude produisait une inertie comportementale quelle que soit la
cause du comportement…
Et bien en fait, vous avez de
grandes chances que votre individu, le jour où la récompense cesse, se refuse
très fortement à prendre le bus « gratuitement », puisque par
contraste fournir le comportement sans la récompense revient un peu à faire
cadeau de quelque chose, la valeur perçue émanant du fait que c’était rémunéré jusque-là...
En fait c’est le contraire de
l’inertie qui se produit. Si je fais une chose parce que je pense (raison
interne) que c’est une bonne idée, je vais prendre l’habitude et à la fin
j’aurais du mal à changer. J’aurais d’ailleurs même du mal à changer si le comportement
en question a cessé de devenir une bonne idée (ici il y a inertie, c’est même
un biais décisionnel). Mais si je fais une chose pour une raison externe, la
suppression de la récompense, ou de la punition, suffit largement à inhiber la
force de l’habitude et à motiver à allouer de l’attention au comportement, ce
qui est la condition qui permet d’en changer.
Illustration par une belle expérience de laboratoire
Il y en a une classique (Festinger & Carlsmith, 1959) sur la dissonance cognitive qui illustre bien l’impact
d’être rémunéré ou non sur la persistance dans un comportement. Ce sont deux
chercheurs de l’université de Stanford qui invitent des étudiants à venir
participer à une expérience sur la mesure des performances (prétendument). En
pratique les sujets doivent réaliser deux tâches monotones, conçues pour être
ennuyeuses et absurde (je cite). En l’occurrence enrouler du fil sur une bobine
a une main puis le dérouler, le tout pendant une demi-heure, pendant une
seconde demi-heure ils doivent tourner 48 chevilles, quart de tour par quart de
tour, jusqu’à ce qu’elles soient toutes revenues à leur position initiale. Une
partie des sujets ne font que les tâches puis répondent à quelques questions,
c’est le groupe contrôle, qui sert de référence pour comparer l’effet qui nous
intéresse. Les autres sujets réalisent les tâches puis doivent exposer aux
participants suivants à quel point l’expérience est intéressante et plaisante.
Il s’agit donc pour eux de dire publiquement un mensonge à la demande d’une
autorité universitaire. La moitié de ces sujets « menteurs » sont payés
1 dollar et l’autre moitié 20 dollars. On leur demande ensuite de répondre à quelques
questions notamment pour savoir s’ils ont trouvé la tâche intéressante et
plaisante et s’ils voudraient bien recommencer.
A votre avis ? Quelle est la différence entre ceux
qui ont été payés cher et ceux qui n’ont reçu qu’un dollar ? Attention,
ne regardez pas plus bas où vous lirez la réponse avant d’avoir eu le temps de
réfléchir et aurez plus de mal à avoir un point de vue critique... Une petite
image en attendant.
Ca y est vous avez un avis ?
Voici les résultats…
La première ligne montre à quel point les sujets trouvent
que la tâche est agréable (entre – 5 et +5), on voit bien que la tâche est
plutôt peu agréable puisque le groupe contrôle la juge en moyenne négativement
(– 0.45), il en va de même pour les sujets qui sont payés 20 dollars
(-0.05) par contre, étrangement, ceux qui ne sont payés qu'un dollar, eux trouvent que la
tâche est plutôt agréable (+1.35) !
Festinger et Carlsmith voient
là une illustration de l’effet de la dissonance cognitive. Les personnes qui
mentent en disant à des tiers que la tâche est intéressante alors qu’il la trouvent ennuyeuse sont dans une situation de dissonance (ils disent une chose qu'ils ne pensent pas). Ceux qui sont payés 1 $ se sentent forcés de trouver une
justification, le plus simple étant sûrement d’internaliser l’attitude qu’ils viennent d'exprimer, et donc de se convaincre qu'en réalité c'était assez agréable. Tandis que ceux qui sont payés 20 $ voient là une
justification parfaite pour leur comportement et ne ressentent ainsi pas de
dissonance.
En outre, vous n’aurez pas été sans remarquer que les
résultats de la quatrième question sont assez édifiants. Ceux que l’on paye 1 $
sont bien plus enclins à refaire la tâche (+1.20) que ceux qui ont été payés 20
$ (-0.25) ! Ca c'est de l'effet de la récompense !!
Je ne développe pas plus avant, vous voyez bien pourquoi il
paraît douteux que des stratégies de récompenses aient un impact sur l’adoption
de comportements.
Notez que je ne tiens pas à
discréditer totalement l’idée de récompense comme moyen de promouvoir des
comportements, je crains juste que cela n'ait que peu de chance d’être efficace. Nonobstant,
rien n’interdit de penser qu’il s’agit surtout de trouver les modalités idéales
pour que ça marche...
J’imagine notamment que trois pistes au moins peuvent être envisagées :
- Une baisse très progressive et longue de la récompense pourrait être suffisamment imperceptible pour que l’individu n’alloue jamais l’attention suffisante pour revenir au comportement initial.
- Une très longue durée de « subvention » du comportement pourrait peut-être suffire à ce que le jour de son terme l’individu ait tellement pris l’habitude que celle-ci résiste à l’envie de réagir.
- Une récompense unique, qui serait clairement là pour motiver un essai exceptionnel devrait avoir un petit effet de déconditionnement, sans suffire à faire évoluer cela pourrait être un outil au sein d’un ensemble d’étapes vers l’innovation comportementale.
Une autre manière d’expliquer ce phénomène est de dire qu’un comportement est engageant quand on le fait pour une raison interne, parce que dans ce cas on a le sentiment que ce comportement est lié à notre personnalité, notre identité, ou quelque chose qui nous est essentiel en tous cas. A l’inverse agir pour une raison externe n’est pas engageant, je vous développerais ça un de ces jours en parlant de la théorie de l’engagement.
En tous cas ce qui compte c'est de faire des choses qui nous paraissent avoir un sens, et là on peut réaliser des choses assez extraordinaires...
La référence de l'article : Festinger, L. and Carlsmith, J. M. (1959). "Cognitive consequences of forced compliance". Journal of Abnormal and Social Psychology, 58, 203-211.
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