vendredi 1 mars 2019

Une illusion oui, mais une illusion sociale ! Ou pourquoi le concept de "bobo" est quand même un problème

On s’efforce beaucoup de l’oublier, mais nous sommes des organismes vivants au même titre que les carottes, les acariens ou les dinosaures (avec de petites différences, je vous l’accorde) et notre expérience du monde est le produit de nos organes perceptifs et non une connaissance directe. Ceci implique que nous ne connaissons de notre environnement que ce que nos sens nous en disent. Le sujet est abondamment traité en philo, c’est l’épistémologie de la perception (si j’ai bien compris), mais a de fortes implications psychologiques. D’une part dans la différence entre le réel et le perçu et d’autre part dans les mécanismes sociaux et cognitifs qui permettent de fonctionner collectivement malgré la non-uniformité des perceptions individuelles. Tout particulièrement la mécanique des représentations sociales... Avec l’exemple des « Bobos », c’est le sujet de ce billet. 

Mais commençons par le début. Vous avez vu Matrix ?


Perception


Vu Matrix ou bien entendu parler du mythe de la caverne, c’est le même sujet de fond : « nous vivons dans un monde de représentations », mais avec une intensité dramatique un poil plus explicite et simpliste du côté de la matrice : « vous vivez dans un monde d’illusion, on vous ment, on vous exploite et vous ne vous en rendez même pas compte, révoltez-vous ! », heureusement, un héros va sauver le monde, la morale et la liberté d’entreprendre avec force effets visuels et fusillades. A Hollywood quand on discute de la nature du réel (ou de la réalité de la nature), c’est vêtu à la mode gothique, avec lunettes de soleil et en échangeant des rafales de pistolet-mitrailleur… Il y a peut-être des enseignements à en tirer pour l’enseignement scolaire. Notez que pour une fois les effets visuels sont parfaitement justifiés puisqu’il s’agit de montrer qu’on peut modifier totalement les perceptions (qui sont le réel du plus grand nombre dans le film). C’est bien le sujet !
Notre système nerveux produit à chaque instant une perception intelligible du monde malgré une quantité d’information absolument astronomique et une certaine complexité de l'environnement. Quand vous regardez devant vous, vous voyez une scène entière et cohérente, pourtant votre œil, physiquement, ne capte qu’un très grand nombre de petites parties, en tirer une scène unique nécessite une véritable construction, surtout qu’il s’agit de faire ça en temps réel et pas d’attendre dix minutes entre l’apparition d’un ours dans le buisson d’à côté et le moment ou les muscles s'animent pour fuir... Je néglige ici la question du rôle de la conscience dans le processus, détail pas complètement mineur mais qui n’est pas le sujet du jour. En tous cas, nos systèmes nerveux font des miracles. Mais, pour ce faire, ils éliminent de l’information, simplifient certaines choses, et contrairement à ce qu’on a longtemps pensé, s’appuient beaucoup sur la mémoire pour économiser du traitement cognitif des signaux provenant de l’extérieur –  la perception serait en grande partie du souvenir. L’efficacité de l’ensemble du processus est stupéfiante, mais avec un inconvénient mineur : il arrive qu’on ait des ratés dans la perception.

C’est l’illusion, pour le dire en un mot. Cette fonction de fabrication des perceptions et d’indispensable mémorisation (on peut d’ailleurs se demander si la mémoire n’est pas que la conséquence de la fonction de représentation) induit aussi que nous pouvons nous représenter quelque chose ou quelqu’un même en son absence, mais là aussi au prix de la simplification et du risque d’erreur.
L’inconvénient principal, c’est quand même surtout qu’on ne connait pas le réel lui-même, et que nous sommes inconscients du processus qui construit nos perceptions. Par exemple, il est assez difficile de comprendre que la couleur n’existe pas objectivement, qu’il ne s’agit que d’une sensation fabriquée par le processus perceptif (des explications moins simplistes ici). Mais en pratique, on est tellement habitués à vivre avec elles qu’il faut faire un effort pour se rappeler que nos sensations ne sont pas le réel. Au quotidien, ce qu’on en voit, ce sont ces petits ratés, ces limites du système, les petites illusions pas du tout dues au hasard, mais apparaissant systématiquement dans certaines conditions (de véritables biais du traitement visuel donc). Par exemple celle de l'échiquier d'Adelson (vidéo ci-dessous), qui nous fait voir les cases A et B comme étant de couleurs différentes, du fait du contexte, alors qu’elles sont objectivement de la même couleur.



C’est agréable de pouvoir voir en direct, à juste quelques secondes d’intervalle, la différence entre « réel » et « perçu », non ? Vous n’aurez sans doute pas manqué de constater que c’est le perçu qui gagne… L’arbitrage est au bénéfice du résultat fonctionnel : une perception moins « vraie », mais plus utilisable.

Représentation


Bon, vous connaissiez le sujet, c’est le premier degré du questionnement philosophique qui saisit tout adolescent qui daigne se poser quelques questions. Les conséquences sont cependant nombreuses, notamment car nos perceptions de nous-même et des autres sont tout autant des reconstructions. Chacun des organismes que nous sommes sait que ses perceptions sont très fonctionnelles mais peuvent être trompeuses. Nous constatons en outre, dans nos interactions sociales au quotidien, que tous les autres organismes n’ont pas les mêmes perceptions dans des situations qui sont pourtant identiques objectivement. Différences de perception qui proviennent au moins un peu des singularités individuelles, mais aussi beaucoup sans doute de l’expérience de chacun dans son contexte social, qui canalise la mécanique de la représentation du réel. Le problème étant de savoir comment interagir et collaborer avec autrui sans perceptions communes ?
En plus, contrairement aux carottes dont je parlais plus haut, on est obligés d’y arriver puisque nous sommes des organismes sociaux, voire grégaires… Il est impératif pour notre survie de pouvoir coordonner nos vues sur les choses, des plus simples aux plus complexes. Pouvoir identifier de la même façon une couleur mais aussi d’adhérer ensemble au mêmes concepts de devoirs, de justice ou d'équité pour permettre la confiance entre individus, ne serait-ce qu'au sein d'une même famille pour organiser l’économie domestique, ou encore de nous représenter de la même manière sur la valeur des morceaux de papier. Vous croyez qu'un extra-terrestre verrait ce qui distingue ces deux-là ?




La solution n’est pas biologique mais sociale. L’occasion de se rappeler qu’être des organismes n’implique pas que notre existence se réduise à notre substrat physiologique... A travers nos interactions avec autrui nous co-construisons ces représentations, une sorte de négociation constante entre tous et toutes pour parvenir à l’indispensable compréhension commune nécessaire aux interactions. Pour chacun le processus commence dès l’apprentissage (imitation des parents) et continue au fil des interactions de toute la vie. Nous parvenons à nous mettre d’accord sur le fait qu’un objet ait un certain nom, et cela même si on n’en comprend pas la nature ni l'histoire linguistique, comme « internet » pour nombre de français, et le système est même assez souple et puissant pour tolérer une diversité d’appellations « le net » ; « la toile » ; « le web », qui désignent le même objet. La sélection du terme dominant est une problématique en soi, et on observe des groupes pour lesquelles les représentations d’objets identiques sont un peu ou très différentes.

C’est là qu’on distingue les représentations collectives (étudiées par la sociologie, Durkheim tout particulièrement), des représentations sociales (étudiées par la psychologie sociale). Les collectives caractériseraient plutôt l’ensemble d’une société : le langage, la religion, les mythes, par exemple le mythe des ancêtres gaulois des français (Méconnu d'un certain ex-président de la république).
Les représentations sociales sont tout autant une production collective mais à une échelle sociale intermédiaire entre l’individu et toute la société, les groupes sociaux. Un "niveau" sans doute plus directement ressenti par les personnes que la société dans son ensemble. Du coup, ces représentations sociales vont faire l’objet de négociations entre les groupes.
Par exemple, prenez le concept de « dimanche ». Avec le regroupement des jours en un cycle, on organise le travail et le non-travail. Je ne connais pas l’histoire sous-jacente, mais j’imagine que c’est là un héritage du catholicisme (et donc du Judaïsme avec le shabbat, qui voudrait dire "rester assis"), on alloue une journée à dieu. J’aimerais d’ailleurs savoir si l’idée de la création du monde en six jours suivi d’un jour de repos précède l’idée qu’il faille s’adonner au culte ce jour-là, ou si c’est l'inverse. L’intention initiale aurait pu être de déjà faire entrer dans les idées (dans les représentations en fait) la logique d’une nécessaire régularité du repos, et ce n’est qu’ensuite que des prêtres malins auraient ajouté que la messe est d’ailleurs une étape essentielle de ce repos…
Donc, le « dimanche » est un concept de poids, fortement représenté dans les idées des individus, et, inévitablement, fortement lié au concept d’absence de travail. Mais le concept de « travail » lui-même est un objet fortement représenté, on y pense souvent, on en parle tout le temps et la façon dont on considère ce concept est essentielle pour distinguer et comprendre certaines différences culturelles, sociales ou générationnelles. Pourtant ce concept (on dit « objet de représentation » dans le jargon) est antithétique de celui de dimanche, dont la représentation induit le moment de non-travail. Cette description est plus vraie pour certains groupes sociaux (les professeurs, les curés) que pour d'autres (les restaurateurs qui font le plein le dimanche midi, les loueurs de barques ou de pédalos), conduisant, dès qu’on parle du « travail le dimanche » à de difficiles négociations, entre catégories de population défendant leur intérêt particulier au sein de  l’intérêt général, et sur le fond idéologique des représentations qu’on se fait de ces concept qui peuvent être vus comme s’exclure mutuellement ou devoir être considérés différemment.
Je ne développe pas plus avant, notez qu’on a des études cultes sur la question, et tout le travail fondateur de Moscovici (pas l'ex-ministre, son père) avec ce qu’on pourrait appeler abusivement la « vulgarisation » de la psychanalyse (il développe ici sur l’ensemble du sujet). Vous noterez d’ailleurs avec amusement qu’il appelle la psychanalyse un « savoir scientifique », loin des controverses des dernières années. On peut faire le parallèle avec la « vulgarisation » d’un concept sociologique en étiquette de groupes sociaux, le « bobo ». J'étais régulièrement ahuri par l’appropriation, souvent partisane, qui est faite de cette idée, et je crois qu’on peut voir là un beau cas de représentation sociale dans son processus de négociation/communication entre divers groupes.

Appropriation


Pour ceux qui ne le savent pas la sociologie ne fait pas qu’expliquer les phénomènes sociaux en catégorisant les individus selon leur catégories socio-professionnelles, leur religion, leur âge ou autre caractéristiques plutôt « externe ». Elle recourt aussi à des caractéristiques individuelles plus personnelles, comme les valeurs, idées et préférences idéologiques, par exemple le style de vie, ou les sociostyles (métrosexuel, hipster, yuppies, etc.), c’est dans cette approche que fait sens le concept de « bourgeois-bohème ». Il s’agit de dénoter une évolution de la société, les valeurs du riche – bourgeois – et du pauvre – dans ce qu’elles ont de valorisé : la bohème – deviennent une définition identitaire pour un certain groupe social. Alliance des contraires ou appropriation par les dominants du peu d’identité positive qui reste aux dominés, on peut en faire plusieurs analyses et c’est un sujet intéressant qui est largement diffusé dans la presse, les médias et les conversations.
A tel point que le sujet est régulièrement évoqué et que les deux processus déjà identifiés par Moscovici se mettent en œuvre et vont caricaturer et simplifier un maximum pour intégrer ça dans les fonctionnements collectifs.
Ca marche bien et au bout de quelques mois, on ne parle plus d’une nouvelle façon de comprendre les groupes sociaux, mais on dispose d’une nouvelle manière d’étiqueter des personnes ou des comportements.
Au départ c’est porteur de valeurs positives et/ou négatives pour devenir progressivement un stigmate utilisé quasi-exclusivement à visée négative. Il s’agit finalement de parler de qui est « nous » et qui sont « eux ». Généralement, pour leur reprocher de ne pas être comme « nous » qui sommes forcément les meilleurs/les vrais/les justes/etc. L'usage du concept décline peu a peu ensuite, sauf, bizarrement, dans les discours de certains politiques (Marine le Pen et Nicolas Sarkozy notamment) qui y voient sans doute un utile raccourci pour fédérer contre un ennemi opportun.


Vous me direz, là on est plus dans la représentation sociale, mais dans le stéréotype, et je vous répondrais que je crois que non, un stéréotype c’est quand on n’a plus de discussion en cours et qu’une vision l’a emporté sur toutes les autres justement. La représentation sociale est sujette à des fluctuations et se distingue selon les groupes. Là aussi les « bobos » sont vus différemment, comme le montre un peu l'article du Figaro dont est tiré la photo ci-dessus. Certains (le bohèmes et les pauvres disons) se servent peut-être plutôt du mot pour stigmatiser le bourgeois, ses faux-semblants, ses postures et son hypocrisie, voire sa traîtrise à la cause (comme c’était le cas pour la « gauche caviar »). D’autres (les bourgeois disons) utilisent l’étiquette pour stigmatiser les bohèmes et par extension les progressistes, naïfs, idéalistes, irrationnels, incompétents, tire-au-flanc, parasites, etc.

En somme on voit bien que pour cet objet-là, qui vise à caractériser un groupe social, l’instrumentalisation résultante est surtout d’étayer une certaine forme de compétition intergroupe sur des finalités politiques. Un peu comme l’avocat qui préfère essayer de rendre la partie adverse méprisable quand elle ne peut démontrer la faute qu'on lui reproche. En l’occurrence, mais on s’éloigne un peu du sujet, il est surprenant de constater que les caractéristiques d’être écologiste ou de faire du vélo sont devenues assez centrale dans la notion de « bobo », comme s’il fallait être riche et être bohème pour avoir des velléités écologiques... Enfin, ça expliquerait le peu de succès de l’écologie politique dans notre pays. Heureusement, ces contenus de représentations sont voués à évoluer, et on peut imaginer que sauf renouvellement de l’enjeu politique et social du sujet, nous finissions tous par être d’accord sur ce que recouvre cette catégorie, comme par exemple ça a été le cas pour les « beaufs » concept social phare des années 80, qui n’intéresse plus grand monde même si le mot est entré dans les mœurs. Une bonne critique globale du concept par des sociologues, , si vous en voulez encore.

J’ai sans doute un peu trop développé, et vous n'avez peut-être pas vu où se situe le rapport avec le changement de comportement... Mais c'est qu'il s’agit de bien voir que si ce mécanisme social est nécessaire au fonctionnement collectif, il devient inévitablement un moyen des conflits sociaux et politiques, via l’étayage idéologique et le battage médiatique. Le prérequis fondamental pour induire des comportements est d'en avoir une représentation positive ou négative, ce qui ne sera possible que via ce processus de négociation sociale.
Le travail fait par les tenants de l’économie libérale par exemple – pour qui il est essentiel d’instruire le procès des fautes et des errements de la gestion publique et des limites du concept d’entreprise publique – est un exemple d’influence sociale efficace. La représentation sociale du cheminot ou du fonctionnaire peut aujourd’hui être reliée, pour une large partie de la population, à des concepts comme « privilégiés » ou « inutiles » alors que pendant longtemps cette représentation, si elle n’était pas flatteuse, impliquait plutôt l’idée qu’ils étaient désavantagés par rapport aux salariés du privé. Ce changement ne vient pas seul, et ses conséquences sur la segmentation des offres politiques sont inévitables car ces idées ont une influence idéologique forte en tant qu'elles constituent et cloisonnent les corpus idéologiques. Elles reposent pourtant sur des mécanismes essentiels de l’activité de nos organismes, dont des acteurs profitent des biais plutôt qu’ils n’essaient d’élever le débat collectif au-dessus de ces pièges cognitifs et sociaux.

Il est tentant de penser qu’il faudrait contrôler ces phénomènes sociaux, tout comme nous nous efforçons de contrôler de nombreux phénomènes physiques, pour tendre à un fonctionnement plus performant et une moindre stupidité de nos organisations et de nos politiques. L'analogie avec la technique semble pouvoir aussi permettre de trouver comment faire progresser cette cause. En effet le progrès technique s’est construit au fil de la formation et de l’éducation technique des masses, de même il faudrait sans doute former et éduquer les masses aux sciences sociales.


Pour finir sur une note plus sarcastique et sur Matrix, que ceux qui ont étés mis mal à l’aise par le rappel que notre perception n’est pas le réel se rassurent, ils auront oublié tout ça dans cinq minutes, et il est très rare que les ficelles se voient, la réalité c’est l’illusion.



Quelques compléments pour ceux qui n’en auraient pas eu assez avec ce très long billet :

Des éléments sur l'exemple de la représentation des afros-américains dans les séries télévisées américaines : ici.

Et pour remonter en généralité, vous me direz que cette phénoménologie de la construction groupale des représentations est loin du sujet de l’épistémologie de la perception dont je parlais au début. En fait c’est le concept de représentation qui me semble en découler, et le fait que celles-ci soient aussi sociales me parait être une nécessité fonctionnelle pour le collectif. Cela se traduit d’ailleurs, pour ma compréhension de psychologue, dans le débat sur le relativisme culturel de la perception. Une idée déjà fortement remise en cause, notamment à travers l’histoire de la perception de la couleur et les travaux de Wittgenstein, voir une explication des plus intéressantes, , avec la déconstruction du mythe des esquimaux qui ont 100 mots pour dire "neige" selon ses différents états.

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